AQUEDUCS (Antiquité)

AQUEDUCS (Antiquité)
AQUEDUCS (Antiquité)

Dans le vocabulaire courant, le terme aqueduc évoque essentiellement les arches du pont qu’empruntait le canal d’amenée de l’eau, comme un viaduc est un pont permettant le passage d’une voie ferrée ou d’une voie routière. Ces arches ne sont que la partie la plus spectaculaire d’ouvrages qui pouvaient être très longs et avoir 10, 20, 100 et même 132 kilomètres dans le cas de l’aqueduc de Carthage. D’ailleurs, un aqueduc ne comporte pas forcément des ponts, il en est même d’entièrement souterrains comme l’aqueduc de Bologne. L’essentiel est évidemment le canal lui-même, qui était couvert dans le cas étudié ici d’un aqueduc urbain, découvert lorsqu’il s’agissait d’un ouvrage d’irrigation. La longueur du canal peut être un chiffre trompeur traduisant plutôt une limite financière ou une incapacité technique à construire des ouvrages d’art obligeant à faire de longs détours: ce qui compte, c’est la distance de la source au point d’arrivée. Un exemple concret le montre bien: en 145 avant J.-C., le consul Marcius Rex entreprit la construction d’un aqueduc auquel il laissa son nom, l’Aqua Marcia , qui mesurait 97,27 km de long. Deux siècles plus tard, en 50 après J.-C., l’empereur Claude fit construire un nouveau canal dont la tête se trouvait à seulement 150 mètres du précédent; il ne mesurait que 68,93 km. Enfin, lorsqu’en 1870 le pape Pie IX dota Rome d’un aqueduc, il utilisa les mêmes sources; mais l’ouvrage ne nécessita alors que 52 kilomètres de canalisation. De telles différences s’expliquent simplement par les progrès techniques accomplis.

Qu’est-ce qu’un aqueduc?

Le canal commence par un captage des eaux qui varie selon la nature du terrain: captage d’une source vauclusienne, drains dans un terrain aquifère, captage dans une rivière, ou dans un barrage... Contrairement à une idée répandue explicable par la célébrité du Nymphée de Zaghouan en Tunisie, le captage n’est pas systématiquement «monumentalisé» par un sanctuaire des eaux. C’est à l’arrivée de l’aqueduc dans la ville que l’on construisit de préférence, comme aux XVIIe et XVIIIe siècles, ces fontaines monumentales que sont les nymphées.

Dans le cas le plus simple, celui où il est possible de suivre les courbes de niveau, le canal est placé dans une tranchée protectrice dont les abords sont frappés d’une servitude. On y accède par des regards placés à intervalles réguliers qui permettent de pénétrer dans la canalisation pour la nettoyer; mais, dans la réalité, leur répartition paraît moins régulière que ne le prescrit Vitruve. C’est le rivus subterraneus de Frontin. La construction d’un mur de soutènement (substructiones ) est nécessaire lorsque le versant devient trop pentu ou lorsque le canal doit franchir un accident de terrain: vallée, dépression ou abaissement de la ligne de crête. Le plus souvent, le mur de soutènement est plein et construit selon la technique du blocage, l’opus caementicum des Romains: à l’intérieur d’un espace délimité par deux murs (parements) ou par un coffrage de planches, on coule des couches de pierres et de mortier, parfois sans compression. Lorsque ce mur atteint une certaine hauteur, en général de l’ordre de 2 mètres, il devient nécessaire d’alléger la maçonnerie; des arches (opus arcuatum ) prennent alors le relais des murs de soutènement.

Le canal ou specus , où circule l’eau, est la partie essentielle de l’ouvrage. Une plate-forme en maçonnerie de mortier de chaux et de petits agrégats, le radier, est aménagée sur le mur de soutènement qui vient d’être décrit ou bien au fond d’une tranchée creusée soit à flanc de colline, soit sur un terrain plat. Normalement au bord du radier, on monte les deux pieds-droits. Le canal ainsi constitué peut affecter des formes diverses: rectangulaire, trapézoïdale, ovoïde ou elliptique. Il est ensuite repris afin d’en assurer l’étanchéité. À cette fin, radier et pieds-droits sont revêtus de deux ou de plusieurs couches de mortier de tuileau à composante plus ou moins fine. L’angle formé par les pieds-droits et le radier est renforcé d’un bourrelet d’étanchéité, un solin en «quart de rond».

Le mortier dit «de tuileau» est utilisé dans l’Antiquité pour réaliser l’étanchéité des ouvrages hydrauliques. Il doit son nom à sa composition: un mélange de chaux grasse, obtenue à partir de calcaire blanc pur et d’argile cuite pulvérisée (c’est-à-dire des débris concassés de briques et de poteries). La couverture du canal est assurée par une voûte constituée de claveaux ou de moellons reposant simplement sur un coffrage. Mais toutes les variantes existent et le canal peut être couvert de dalles ou même de tuiles.

Dans la conduite, l’eau coule normalement selon les lois de la gravité. Il faut donc, pour lui assurer un écoulement régulier, une pente constante qui, d’après Pline, ne doit pas être inférieure à 20 centimètres au kilomètre. Le principal inconvénient d’une pente trop forte est d’entraîner une usure rapide du canal. Les données archéologiques révèlent une grande diversité dans les pentes: 7 cm au kilomètre sur une section de l’aqueduc de Nîmes, 6,59 m au kilomètre pour l’aqueduc du Gier à Lyon. Lorsque la pente devenait trop forte, on établissait, pour éviter la dégradation du canal, des systèmes de chute. Plusieurs exemples ont été étudiés par les archéologues: sur l’aqueduc de Montjeu qui alimentait Autun, 24 cascades permettaient de franchir le ressaut correspondant à la cascade du ruisseau de la Toison dans le bois de Brisecou. La pente variait sur un même aqueduc pour des raisons topographiques mais aussi pour des raisons de coût. Ainsi, sur l’aqueduc de Nîmes, la différence existant entre la partie située en amont du pont du Gard où la pente est nettement plus forte et la partie située en aval où elle descend jusqu’à 7 cm au kilomètre s’explique par le surcoût qu’un ouvrage plus haut de quelques mètres aurait entraîné.

Les ouvrages d’art: de l’«opus arcuatum» aux grands ponts

Dans les aqueducs antiques, l’eau circule ordinairement sous l’effet de la pression atmosphérique par simple écoulement gravitaire. Si le canal suit les courbes de niveau, son tracé est extrêmement sinueux puisqu’il doit remonter tous les vallons afin de les franchir à niveau. On en vint donc à construire des ouvrages d’art, tunnels sous les cols ou ponts au-dessus des vallées, afin de couper au plus court. On pouvait aussi vouloir maintenir la canalisation à un niveau élevé pour permettre l’arrivée à une plus grande hauteur et éviter les risques de prélèvement de l’eau par les riverains.

Pour les parties en opus arcuatum (appareil à arches), on édifie deux piles ou massifs, entre lesquels on bâtit sur cintre des arcs de tête constitués de briques ou de moellons de toutes formes. Au-dessus de ces arcs de tête, on monte les parements entre lesquels la maçonnerie de l’arche est coulée. Celle-ci est constituée d’une série d’assises construites par couches horizontales dans la continuité des piles. De la sorte, les arcs de tête, qui ont servi d’ossature pour la construction de l’arche elle-même, contribuent à la solidité de l’ensemble de l’ouvrage. Enfin, au-dessus, on construit un radier destiné à porter le canal.

De l’opus arcuatum , on passe progressivement aux grands ponts qui ont frappé l’imagination. Le plus important d’entre eux est, avec ses 48,77 m, le pont du Gard, par lequel l’aqueduc de Nîmes franchit le Gardon. D’autres approchent une hauteur similaire: le pont de l’aqueduc de Carthage sur l’oued Miliane a une quarantaine de mètres de hauteur; d’après Frontin, les arches de l’Anio Novus à Rome atteignaient 109 pieds, soit 36 m. Les plus remarquables sont les ponts à trois niveaux qui permettent d’atteindre des hauteurs de l’ordre de 30 m; c’est en particulier le cas des aqueducs de Tarragone (30 m), de Ségovie (31 m) en Espagne, du chabet Ilelouîne à Cherchel en Algérie (30 m), du pont sur la Moselle à Metz (32,50 m). Les ponts à deux niveaux permettaient de porter la canalisation à une hauteur de l’ordre de 20 m, comme dans les arches de l’Aqua Claudia à Rome.

L’ouverture des arches est tout aussi importante que la hauteur du pont. Il convient là de distinguer deux cas. Dans le premier, celui des plus longs parcours sur arches, celles-ci ont pour fonction de réduire la quantité de maçonnerie nécessaire et donc les coûts d’un mur; des ouvertures de 5,50 m à 5,20 m conviennent alors. Dans le second, une large ouverture est nécessaire pour franchir un ravin profond ou bien une rivière aux crues violentes. On rejoint alors le problème posé par la construction des ponts routiers. Là encore, le pont du Gard se distingue par ses deux arches de 24,52 m et ses 19,20 m d’ouverture. Les Romains savaient construire des arches encore plus larges: 25 m au pont Aemilius à Rome, dès la fin du IIe siècle avant J.-C.; de 22 à 24 m pour les quatre arches du pont sur la Nera près de Narni, sous Auguste; de 34 à 38 m pour les arches du pont d’El Kantara qui, sous Trajan, permit à une voie de franchir le Tage à une hauteur de près de 54 m.

La technique la plus usitée dans la construction des ponts consistait à monter des piles dont le fruit (inclinaison) était réalisé soit par une série de décrochements en gradins, soit par une inclinaison régulière du mur donnant un profil trapézoïdal. L’importance de ce fruit transversal est liée à la possibilité d’implanter des fondations. Ainsi, sur l’aqueduc de Cherchel, selon la nature du terrain, le fruit des piles des différents ponts varie de 3,5 p. 100 à 5,9 p. 100. Une autre solution consiste à construire des contreforts latéraux. On en connaît aussi bien sur l’aqueduc de Fréjus que sur les ponts espagnols de Mérida ou sur les aqueducs de Rome. À Fréjus même, la présence de contreforts sur un seul côté a été interprétée comme le moyen de lutter contre la violence du mistral!

La hauteur des piles était limitée par les risques de déformation latérale (flambage ou flambement). Deux solutions ont été utilisées pour élever les ponts à une hauteur suffisante. La plus usitée est celle des ponts superposés, de hauteur le plus souvent décroissante, les piles supérieures étant normalement posées sur l’axe des piles inférieures. Les ponts ainsi construits ont deux ou trois étages. Mais on peut également lutter contre la déformation des arches par l’insertion d’entretoises à une certaine hauteur. Cette technique des arches entretoisées est relativement fréquente sur les petits ponts servant à franchir un ravin profond, mais elle est aussi utilisée sur les grands ponts, à condition qu’ils ne soient pas trop élevés, ainsi à Mérida ou à Caesarea et Saldae en Algérie. Ces deux techniques sont complémentaires. Ainsi à Caesarea le pont le plus haut, celui du chabet Ilelouîne qui paraît avoir eu trois étages, comporte en réalité un premier pont de 8 m de haut sur lequel sont élevées des piles de plus de 20 m de haut renforcées à mi-hauteur par un arceau d’entretoisement.

L’usage des conduites sous pression est attesté: tout le système de distribution d’eau aux fontaines de Pompéi est fondé sur des conduites de plomb munies de robinets et alimentant des châteaux d’eau secondaires qui permettent à la fois une régulation et une réduction de la pression. Mais les ingénieurs antiques ne construisirent pas de véritables siphons – qui, eux, permettent de franchir une ligne de hauteur sans creuser de tunnel – mais des «siphons inversés», qui utilisent le procédé des vases communicants et permettent de franchir une dépression quand la construction d’un pont est impossible. L’un des plus étonnants est celui que réalisa dans la première moitié du IIe siècle avant J.-C. le roi de Pergame, en Asie Mineure, pour alimenter en eau sa capitale. Pergame était construite sur une colline culminant à 300 m et séparée des montagnes situées au nord par une dépression profonde de près de 190 m et large d’environ 3 km. Les ingénieurs grecs réussirent à y placer une conduite forcée, formée de tuyaux métalliques de 0,30 m de diamètre externe encastrés dans des plaques verticales de trachyte, distantes de 1,20 m. La vitesse du courant a été évaluée à 1,20 mètre par seconde et le débit à 45 litres par seconde. Il s’agit là d’une authentique prouesse technique, comparable aux plus grandes réalisations hydrauliques de notre temps. Deux siècles plus tard, les ingénieurs romains réalisèrent un exploit analogue dans la construction des aqueducs de Lyon. Les archéologues ont dénombré huit siphons, dont le plus remarquable traverse à Beaunant la vallée de l’Izeron sur une largeur de 2,6 km. Ces siphons étaient constitués de tuyaux de plomb d’un diamètre moyen de 27 cm passant sur un pont dont la hauteur diminuait d’autant la dénivellation à franchir. Un pont conçu pour supporter de tels tuyaux disposés en batterie se reconnaît à un profil trapu très différent de celui d’un pont portant un canal. Le mieux conservé, celui de Beaunant, a 17 m de hauteur et la dénivellation restant à franchir est de 123 m. La quantité de plomb utilisée pour de tels ouvrages est impressionnante: on l’a évaluée entre 12 000 et 15 000 tonnes, soit le cinquième de la production européenne en 1700.

Les tunnels

La technique de percement d’un tunnel était connue depuis l’âge du bronze. Malgré la célébrité que lui assure son inscription, le tunnel de 428 m que Nonius Datus construisit pour l’aqueduc amenant l’eau de Toudja à Bougie sous le col d’El Abel en Algérie n’est pas exceptionnel: très tôt, grâce aux techniques minières, la technologie des galeries fut maîtrisée et, à la fin du VIe siècle avant J.-C., Eupalinos sut construire un tunnel de près de 1,3 km de long pour amener l’eau à Samos. Pour repérer les directions et jalonner le tracé du canal, les ingénieurs géomètres disposaient d’un appareil de visée, la dioptra, qui avait été perfectionné par Héron d’Alexandrie et adapté aux visées atmosphériques. Le tracé établi, des puits étaient creusés depuis la surface jusqu’au niveau souhaité; arrivé à ce niveau, on reliait chaque puits par des galeries horizontales dans lesquelles on établissait ensuite le canal. Le problème était de faire se rejoindre les galeries lorsque les puits étaient espacés (cas des galeries creusées à grande profondeur) ou lorsqu’elles étaient creusées sans puits intermédiaires en partant des deux côtés d’une montagne comme celle que voulaient construire les habitants de Bougie. Dans ce cas – et c’est une caractéristique des technologies antiques –, le savoir-faire du topographe (le librator ) palliait la simplicité de l’appareillage; mais les données archéologiques sont là pour nous prouver que des galeries étaient menées en souterrain sur des distances considérables; c’est le cas de tout l’aqueduc de Bologne. Avec des techniques extrêmement simples, les Iraniens ont su construire des qan t (galeries souterraines destinées à l’irrigation) dont le plus long atteint une centaine de kilomètres.

Les constructeurs et l’entretien

Ceux qui ont construit les aqueducs n’ont pas tous eu le sort envié de Nonius Datus que son éloge funéraire a rendu célèbre, et nous connaissons mal les constructeurs des aqueducs. Alors qu’il était gouverneur de province en Asie Mineure, Pline le Jeune demande à l’empereur Trajan qu’il lui envoie un aquiligem vel architectum pour mener à bien la construction de l’aqueduc de Sinope en Turquie (X, 37). En revanche, les documents épigraphiques nous renseignent plus abondamment sur l’existence d’un personnel municipal préposé au service des eaux dont la responsabilité était assurée par l’agoranome dans les villes grecques et par des curateurs dans les villes romaines. Mais nous disposons surtout du traité écrit par Frontin, qui exerça cette charge à Rome sous le règne de Trajan, et en décrit l’organisation; le personnel permanent du service comprenait 700 personnes, personnel de l’État et personnel impérial auquel était adjoint lors des grands travaux un personnel auxiliaire d’architectes et d’ouvriers. Ces services étaient chargés de faire respecter une législation importante dont Frontin donne un aperçu pour le cas de Rome, mais qui existait dans chaque cité.

Le débit des aqueducs

L’évaluation du débit des aqueducs est extrêmement complexe. Il convient en effet de distinguer le débit potentiel d’une canalisation, lié à sa section et à son profil en long, et le débit réel conditionné par le ou les captages. De plus, le débit varie avec le temps, du fait de la détérioration du canal par des dépôts carbonatés, en particulier dans les régions calcaires; ceux-ci forment d’importants bourrelets qui créent des turbulences diminuant la vitesse d’écoulement; ils peuvent finir par occuper une grande partie de la conduite. Dans le cas de l’aqueduc de Cologne, le débit potentiel était de l’ordre de 500 litres par seconde (43 200 m3 par jour); dans la réalité, avant que le canal ne soit rétréci par les concrétions, il ne devait pas écouler plus de 316 l/s (27 300 m3 par jour); par la suite, le débit dut tomber à 230-250 l/s (de 19 900 à 24 500 m3 par jour). Dans le cas de Nîmes, des études anciennes ont proposé un débit journalier passant de 124 000 m3 à 14 630 m3. À Rome, les onze aqueducs qui furent construits permirent aux habitants de la capitale de l’Empire, libres ou esclaves, de disposer à l’époque des Sévères, de plus d’un million de mètres cubes d’eau par jour, soit plus d’un mètre cube par personne!

De tels chiffres sont considérables; mais dans l’Antiquité la manière de consommer l’eau est totalement différente de la nôtre. Actuellement, dans une ville moderne, la consommation se répartit entre les utilisateurs privés, pour le confort ménager, les utilisateurs industriels, et les services municipaux (arrosage des espaces publics et lavage des rues). Frontin donne des chiffres sur la répartition de l’utilisation de 520 730 m3 d’eau à Rome pendant vingt-quatre heures: la Maison impériale consommait 137 000 m3; les «particuliers», 247 690 m3; 176 040 m3 étaient affectés aux usages publics. Les «particuliers» étaient les propriétaires des domus , c’est-à-dire les très riches membres de l’aristocratie impériale, et non les pauvres ou modestes habitants des insulae . Ces derniers allaient chercher eux-mêmes chaque jour aux fontaines publiques les 25 à 50 litres qui correspondent aux besoins individuels quotidiens ou bien les faisaient monter par l’aquarius , le porteur d’eau, qui est un des personnages essentiels dans la vie quotidienne de la ville. La consommation privée de la majorité de la population était donc prise sur les 176 040 m3 affectés aux usages publics; ces quantités s’écoulaient en continu dans les fontaines publiques et contribuaient au lavage régulier des rues et à l’épuration des égouts qui sont un élément fondamental de la salubrité de la ville. Ces considérations introduisent le débat sur la fonction et sur l’utilisation des aqueducs antiques.

Le débit des aqueducs n’était pas constant mais dépendait fortement du débit des sources et de l’état des canalisations. Dans l’Antiquité, on savait construire des barrages mais ceux-ci étaient sans commune mesure avec les grands barrages-réservoirs qui ont délivré les villes européennes riveraines de la Méditerranée de la hantise du manque d’eau. Or, jusqu’à leur construction, les villes manquaient d’eau l’été, d’autant plus qu’en pays calcaire les sources karstiques ont un débit très variable. Cette pénurie pouvait d’ailleurs affecter les villes non méditerranéennes: l’hydrologue qui a étudié l’alimentation de l’aqueduc de Cologne considère que, l’été, les sources des avant-monts de l’Eifel (Rhénanie) cessaient de couler; ce fut sans doute une raison de la construction de la très longue canalisation qui allait chercher l’eau dans l’Eifel même. Autre raison qui empêchait d’accorder une confiance totale aux aqueducs: trop exposée aux risques de rupture, une telle canalisation restait peu fiable. Il a fallu attendre la souplesse de tuyaux métalliques capables de se déformer ou de jouer l’un par rapport à l’autre pour être dispensé du recours aux puits et aux citernes. Les magistrats municipaux chargés de l’alimentation en eau des villes antiques veillaient d’ailleurs autant à l’entretien de ces puits et de ces citernes qu’à celui des aqueducs.

Le coût des aqueducs

Les textes nous donnent quelques renseignements sur le coût d’un aqueduc. Le prix d’aqueducs romains est indiqué à deux reprises dans le traité de Frontin: l’Aqua Marcia (91 km) construite dans les années 140 avant J.-C. coûta 180 millions de sesterces; deux siècles plus tard, au premier siècle de notre ère, il fallut 350 millions de sesterces pour construire les 68 km de l’Aqua Claudia et les 86 km de l’Anio Novus. Cela donne des coûts semblables au kilomètre mais cette remarque n’a pas grande signification dans la mesure où, en deux siècles, la monnaie romaine n’est pas restée stable et où les ouvrages ne sont pas de longueur équivalente. Elle permet seulement de formuler l’hypothèse d’une possible réduction des coûts, grâce aux progrès technologiques. On dispose de quelques autres chiffres: 7 millions de drachmes, soit près de 35 millions de sesterces, dépensés par le richissime Hérode Atticus pour l’aqueduc d’Alexandrie Troas en Asie Mineure; 3,5 millions de sesterces dépensés par la ville de Nicomédie (Asie Mineure) pour un aqueduc inutilisable. Malheureusement, aucune étude n’a cherché à établir à quelles réalités archéologiques correspondaient les aqueducs d’Alexandrie et de Nicomédie. Tout juste est-on capable de donner quelques éléments de comparaison: la somme dépensée par Hérode Atticus correspondait au tribut versé à Rome par les 500 autres villes de la province où était Alexandrie. Les documents épigraphiques parlent de 100 000 sesterces pour le Capitole de Volubilis, de 30 000 sesterces pour la construction d’un portique, de 400 000 sesterces pour des thermes, de 77 000 sesterces pour une porte monumentale. Un aqueduc était donc un des monuments les plus coûteux; c’est sans doute une des raisons pour lesquelles il n’est jamais construit en premier dans une ville. Sans l’aide d’un riche bienfaiteur, simple (et riche) citoyen ou magistrat de la ville, membre de l’aristocratie impériale (chevalier ou sénateur), sa construction était impossible. Mais le bienfaiteur par excellence est l’empereur: les inscriptions montrent que ses libéralités s’étendaient à des villes fort lointaines, soit pour prendre en charge la totalité de l’ouvrage, soit pour accorder une subvention permettant l’achèvement d’une conduite arrêtée par manque de fonds.

Le rôle des aqueducs

Réfléchir sur les raisons de la construction des aqueducs conduit à s’interroger sur la rationalité socio-économique de la cité antique. Établir un lien décisif entre le développement urbain et l’alimentation en eau serait une attitude «moderniste»: on transposerait sur les villes antiques une réalité moderne. En fait, dans l’Antiquité, l’eau fixe rarement l’habitat: elle ne détermine que la localisation de certaines cultures, les jardins en particulier. Mais les civilisations méditerranéennes ont su s’adapter, soit par le portage, soit par la construction et l’utilisation systématique des citernes. Un texte de la ville de Pergame en Asie Mineure – sans doute la copie d’époque impériale d’un règlement d’urbanisme antérieur de deux siècles – est là pour confirmer l’attention que les autorités continuaient à porter à l’entretien des citernes, alors même que de nouveaux aqueducs étaient venus compléter la canalisation du Madradag dont le siphon a été décrit plus haut: les magistrats municipaux devaient tenir la liste des citernes et exiger qu’elles soient convenablement entretenues sous peine d’une forte amende. L’étude archéologique des villes antiques démontre l’importance accordée aux citernes qui étaient appelées à pourvoir à leurs besoins alimentaires et domestiques.

L’utilité des aqueducs telle que la concevaient les Anciens et telle qu’elle apparaît à l’historien n’est donc pas tout à fait celle que lui attribue le sens commun moderne qui songe plutôt aux usages économiques de l’eau. Le principal argument utilitaire invoqué par les Anciens en faveur des aqueducs n’est pas de permettre un développement économique mais d’apporter à la ville la salubrité. Évoquant l’effet de la mission de réorganisation des aqueducs que lui a confiée l’empereur, Frontin prévoit qu’«il se fera sentir davantage sur l’hygiène de la ville grâce à l’augmentation du nombre des châteaux d’eau, des travaux d’adduction, des fontaines monumentales et des bassins publics... Même les eaux d’écoulement ne restent pas oisives; les causes du mauvais air sont enlevées, l’aspect des rues est propre, l’atmosphère plus pure et cet air, qui, du temps des Anciens, donna toujours mauvaise réputation à la ville, a été chassé». C’est là l’utilité qui lui fait s’écrier: «Aux masses si nombreuses et si nécessaires de tant d’aqueducs, allez donc comparer des pyramides qui ne servent évidemment à rien ou encore les ouvrages des Grecs, inutiles, mais célébrés partout!»

Dans la construction des aqueducs entrent pour une part décisive des motivations analogues à celles qui ont conduit les villes à se doter de forum, de thermes, d’édifices de spectacles, théâtre, amphithéâtre et cirque. L’utilité d’un aqueduc est d’ordre social, esthétique et sanitaire: il est le signe de la puissance d’un notable; il embellit la ville en la rendant plus propre. L’aqueduc antique n’a pas d’utilité économique au sens strict et en cela se différencie de tous nos grands travaux qui, eux, sont des facteurs d’incitation à la production (des investissements). Monument typiquement urbain par sa finalité, rural par son tracé, l’aqueduc apparaît comme le meilleur symbole de l’organisation de l’espace rural par la ville antique.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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